Les figures du temps : le voyage dans le temps et le passage du temps
« J’ai surtout été un voyageur immobile, ce qui a permis à mon imagination de se développer. »
Yves Saint Laurent
Le voyage dans le temps que je vous propose ici est celui que l’Histoire nous permet d’envisager : revisiter des points de repères majeurs que sont les grands concepts et figures symboliques représentatifs de notre temps.
Le voyage dans le temps qui nous concerne alors est celui qui permet, par-delà les distances historiques et temporelles, de recréer du lien, premièrement en pensée, mais aussi en actes : avec l’actuel. Notre « actualité », non prise dans le sens de la diversification de faits, mais dans son sens ancien (actualitas) de « force opérante ».
Chronos (Paronymes : "Cronos", "Kronos") : le temps linéaire du passé, du présent et du futur.
Présent dans la tradition orphique sous la forme d’une divinité personnifiée du temps, « père des Heures » dans la mythologie romaine, fils de Gaïa et d’Hydros, ou bien provenant directement du Néant, de la Grande nuit (Nyx).
ll a pour épouse Ananké, « l’allégorie de la Nécessité Impérieuse », qui lui donne trois enfants :
- Chaos : divinité symbolisant la profondeur, la faille et l’ouverture béante sans fin.
- Ether (ou Aether) : divinité primordiale symbolisant le ciel dans ses parties supérieures et la pureté de l’air.
- Phanes (ou Protogonos) : divinité essentielle de la théogonie orphique symbolisant la séparation ciel-terre.
Chronos est le plus souvent représenté comme un vieil homme doté d’ailes noires, conforté d’une faux et pourvu d’un sablier : il a accès aux domaines célestes et terrestres, possède le pouvoir de « trancher » et est maître de la « mesure ».
Le sablier est, dès lors, l’objet qui introduit une conception durable et matérielle du temps s’écoulant comme un fluide. A ce propos, le philosophe et physicien Etienne Klein pose la question suivante : si le temps s’écoule, dans quoi s’écoule t-il ?
Aiôn (ou Aïon) : le temps de la force et durée de vie, le principe d’éternité.
Divinité grecque, principe, ou force, signifiant « destinée »,
« âge », « génération », « éternité ».
Dans la philosophie antique, il est l’un des trois principaux concepts du temps avec Chronos et Kairos.
Chez Jung, on retrouve le concept d’Aiôn dans un essai intitulé
« Aïon. Études sur la phénoménologie du Soi (1951) ».
Il y est question du Soi « comme totalité psychique transcendant
le Moi. »
Aiôn est également le temps cyclique, saisonnier, celui de la « représentation », en opposition aux temps des origines, des créations et des fins.
Cette symbolique du « cyclique éternel » (éternel retour, renaissance, (ré)engendrement) se retrouve, par ailleurs, dans de nombreuses cultures et régions du Monde :
- Ouroboros : Mésopotamie, Egypte, Europe, Orient.
- Phénix : Europe, Asie, Orient.
- Lemniscate : Europe.
- Yin et Yang : Asie.
Kairos : le temps du moment opportun et de l’instant décisif.
Le kairos est le concept-temps de l’occasion opportune qui désigne un moment décisif, au-delà duquel la saisie, ou le retour en arrière, n’est plus possible.
La fameuse « Bonne première impression » relève du Kairos.
C’est le temps de la décision effective, efficacité du présent opportun, qui, comme instant dans le Temps, peut se représenter sous d’autres formes, dans une appréhension circulaire du temps, mais qui ne sera jamais plus le même : l’occasion se représente avec un contenu différent.
La traduction latine de Kairos est « opportunitas » (opportunité, saisir l’occasion).
En ce sens, kairos s’oppose diamétralement à la dimension linéaire et chronologique du temps physique matérialisé (Chronos), et peut être compris comme la dimension d’ouverture et de compréhension de l’être (dimension méta-physique) : on parlera alors de « temps kairologique » dans la phénoménologie de Martin Heidegger.
Dans la mythologie grecque, le dieu Kairos « est représenté par un jeune homme (…). Quand il passe à notre proximité, il y a trois possibilités :
• On ne le voit pas ;
• On le voit et on ne fait rien ;
• Au moment où il passe, on tend la main, on « saisit l’occasion aux cheveux » (…) et on saisit ainsi l’opportunité. »
Moira : le temps de l’épreuve humaine face à son destin, ce qui s’impose à l’Homme.
Principe du « sans-visage », Moira est le destin de chacun,
la « part » (moros, moïra) dispensée à chaque homme, le lot qui lui est échu.
Moira est représentée, chez l’écrivain britannique J. R. R. Tolkien, comme une ville souterraine également appelée « Gouffre noir ». Dans le Seigneur des anneaux (1), un des personnages emblématiques de l’histoire, le mage Gandalf, chute en la Moira, poussé par une nécessité qui le dépasse et qui le commande, comme destinée : disparaître un temps, affronter l’épreuve, revenir plus fort et prêt à assumer son destin.
Le nom de Moira est également présent dans la Bible, (Genèse 22,2) sous le nom de « Mont Moriah » et correspond au temps du sacrifice d’Isaac par Abraham, mais aussi et à nouveau ici : le lieu du changement.
Moira est le temps du déterminisme littéral, qui ne laisse pas de place au libre-arbitre et à l’auto-détermination humaine : ce qui est écrit doit arriver et la manière dont cela arrivera dépend d’un méta-plan (divin ?) de répartitions.
Théorème du Libre Arbitre (selon Conway et Kochen, cités par Philippe Guillemant) : « Ils définissent tout d’abord le libre arbitre d’une entité (particule, être humain…) comme la propriété selon laquelle l’état de cette entité à un instant donné ne peut pas être décrit comme résultant d’une fonction mathématique portant sur l’état de l’univers avant cet instant. » (2)
Métis : le temps de l’écoute attentive, du conseil, de la ruse et de la stratégie.
Dans la mythologie grecque, elles sont représentées par des nymphes (les Océanides) et personnifient la sagesse et la ruse. Hésiode les décrit comme celles qui savent « plus de choses que tout dieu ou homme mortel. »
La traduction littérale de Métis est : « conseil », « ruse » : Métis est donc le temps de l’écoute posée, des « bouches closes » et de l’agissement stratégique, ce qui en cela l’oppose à Kairos.
Dans l’iconographie antique, elle revêt deux visages ce qui laisse sous-entendre une proportion à la duplicité et au bluff (ruse).
L’incarnation, certainement la plus juste, de Métis se trouve chez Homère en la personne d’Ulysse : « le rusé », « le renard ». Dans la mythologie grecque, l’épisode du cheval de Troie est un des plus beaux exemples de matérialisation de la Métis.
« Pour les Grecs, l’intelligence est mise à l’épreuve, elle livre un combat contre le réel. Et en ce sens il ne s’agit pas pour elle d’élaborer un modèle, qui serait comme un filet dans lequel elle pourrait prendre les choses, il s’agit véritablement, pour l’intelligence si elle veut comprendre les choses, les maîtriser, de se rendre non seulement semblables à elles mais plus souple, plus ambiguë que les choses elles-mêmes à quoi elles s’appliquent. » Jean-Pierre Vernant (3)
Janus : le temps des commencements, de la dualité, des ouvertures et des passages.
Dieu romain « des commencements et des fins, des choix, du passage et des portes », il donne son nom à « janvier ».
Il a deux têtes et représente symboliquement la linéarité du temps (flèche du temps) et le double sens : une tête est tournée vers le passé, l’autre tête est tournée vers l’avenir.
Il marque le commencement de l’année dans le calendrier romain, puisque son mois est « janvier », « Januarius », et l’aspect cyclique, saisonnier, mesuré du temps.
Il symbolise également le double, la dualité : « Dieu des portes et des passages ». Les portes et les passages peuvent être ouverts ou fermés, les accès peuvent être visibles ou non-visibles, on peut les remonter comme l’on remonterait le Temps.
On ne peut connaître que ce qui existe déjà, mais on ne trouve jamais que ce que l’on est préparé à voir.
« Quand on cherche, reprit Siddhârta, il arrive facilement que nos yeux ne voient pas l’objet de nos recherches ; ou ne trouve rien parce qu’ils sont inaccessibles à autre chose, parce qu’on ne songe toujours qu’à cet objet, parce qu’on s’est fixé un but à atteindre et qu’on est entièrement possédé par ce but. Qui dit chercheur dit avoir un but. Mais, trouver, c’est être libre. C’est être ouvert à tout, c’est n’avoir aucun but déterminé. Toi, vénérable, tu es peut-être en effet un chercheur ; mais le but que tu as devant les yeux et que tu essaies d’atteindre t’empêche justement de voir ce qui est tout proche de toi. » (4)
Bibliographie
- Le Seigneur des Anneaux, Vol. 1 : La Fraternité de l’Anneau, J.R.R. Tolkien, Editions Christian Bourgois, Paris, 2014.
- La route du temps, Philippe Guillemant, Editions Le temps Présent, Collection: Mutation, Agnières, 2014.
- Les ruses de l’intelligence, La mètis des Grecs, Marcel Detienne, Jean-Pierre Vernant, Editions Flammarion, Essais, Paris, 1974.
- Siddhârta, Hermann Hesse, Éditions Grasset, Collection Le livre de poche, Paris, 1950.
..passionnant , …à méditer, question de bien manœuvrer et savoir garder sa voile dans la , les bonnes directions face aux Vents extérieurs et intérieurs
Merci pour votre commentaire !
Bien amicalement, Norbert