Voilà bien un « effet d’ensemble » que nous pouvons constater à propos de la crise sanitaire du Coronavirus : ce que le confinement généralisé, et imposé, produit dans notre société ; à savoir une mise à l’arrêt quasi générale de l’activité économique et sociale, qui n’est que l’autre pendant d’un système en accélération constante, fruit du technocapitalisme.
Le Coronavirus et le technocapitalisme ont en commun une capacité à se propager à très grande vitesse et tous azimuts : l’intarissable plasticité du capitalisme moderne, les logiques de circulation et d’accélération des capitaux humain, matériel et immatériel ; ainsi que les stratégies de réponses apportées ont, d’une certaine façon ou d’une façon certaine (c’est selon le point de vue), favorisé la propagation du virus à très grande échelle.
Ce scénario met en lumière la thèse de « l’accident planétaire », chère à l’urbaniste et philosophe Paul Virilio (1).
Ce « temps accidentel » que nous traversons actuellement, Paul Virilio le décrivait ainsi :
« Le progrès et la catastrophe sont l’avers et le revers d’une même médaille. »
Dans son essai « Vitesse et politique », Paul Virilio proposait le concept de « Dromologie » pour désigner l’accélération des modes de vies et des déplacements caractérisée par une contraction de l’espace-temps.
Cela même qui, avant, ce concevait en trois temps :
- départ
- voyage
- arrivée
tend progressivement à se concevoir en deux temps
- départ
- arrivée
Les échanges financiers automatisés se réalisent, aujourd’hui, sous le seuil de la milliseconde.
Relire mon article « Panama Papers » : financiers à la sauce panaméenne.
De ce fait, les données, tout comme les virus informatiques ou biologiques,
« nous arrivent sans même avoir vraiment voyagé » :
on ne les voit pas venir ! Tout s’accélère ! (2)
Le sociologue et philosophe allemand Hartmut Rosa (3), souligne également ce point* :
« L’accès simultané, à l’échelle mondiale, à des informations de toute espèce et la « compression de l’espace » due à l’accélération des transports ont conféré une réalité à des métaphores telles que celle du « village global » de M. McLuhan, ou encore à celle du « vaisseau Terre », que les photos satellites ont concrétisées. D’autres conséquences de ces accélérations combinées sont de nouvelles vagues de modes, de mouvements sociaux, de styles de vie, mais aussi de maladies qui apparaissent désormais de manière quasi simultanée à tous les points de la planète. »
Accélération, une critique sociale du temps. Hartmut Rosa, 2011
La mise en réseau planétaire prépare ainsi, pour reprendre l’idée de Virilio, la « scène de l’accident intégral » : toute rupture dans la continuité est un accident qui, lorsqu’il nous saisit par surprise, comme c’est bien le cas dans cette crise sanitaire du Coronavirus, nous révèle par la même occasion les faiblesses d’un système fonctionnant à « flux tendus », donnant aussi l’impression de naviguer à vue ou de faire du « sur place », entravé par des conflits d’intérêts et des rapports de pouvoir, sous l’éclairage complice de média parties prenantes.
Comment l’accélération sociale est devenue une forme de viralité ?
L’économiste Renaud Vignes décrit dans son dernier livre (4) le mode de régulation technocapitaliste comme suit :
« Celle-ci reprend le projet libéral « d’adapter » l’espèce humaine au contexte d’une vie accélérée, mais avec des moyens différents et beaucoup plus radicaux. »
Cela se traduit par une « phase de compression de l’espace-temps » et de désynchronisation avec le temps subjectif humain : phase de compression dans laquelle toute fuite, toute erreur, toute cupidité ou toute malveillance, fait immanquablement porter le coût à l’ensemble de l’écosystème.
En économie politique, cela s’appelle des « externalités négatives » ; dans le vocable militaire, des « dommages collatéraux ».
Ce nouvel homme, lui, qui tente de s’adapter à ce qui le précède toujours, Renaud Vignes le désigne comme « Homo festivus numericus » : supposé à son aise dans un monde devenu liquide, un monde où l’hyperfluidité des échanges permet de renforcer une croyance nouvelle dans un « progrès technoscientifique comme facteur de résolution des grandes questions de notre temps ». Ibid.
« L’exercice de la vitesse. Marche pendant vingt minutes deux fois moins vite que ton allure habituelle. Fais attention à tous les détails, aux gens et aux paysages autour de toi. L’heure la plus indiquée pour réaliser cet exercice se situe après le déjeuner. Répète l’exercice durant sept jours. »
Le pèlerin de Compostelle, Paulo Coelho
Comme l’ont fait remarquer certains philosophes, le temps du « On » n’est pas le temps authentique, au sens du sujet qui parle et s’engage en son nom propre.
Le temps représenté et médiatisé du « On », celui qui fait écran, est bien aujourd’hui celui du politique. Parfois pour le meilleur, mais parfois aussi pour le pire : « On ne passe pas », « On est les meilleurs », « On est en avance ».
« Une civilisation en détruit une autre, non pas parce qu’elle est « en avance » sur celle-ci, mais bien parce qu’elle s’est immunisée contre ses propres virus, contre les effets pervers produit par son système. »
La mondialisation et ses ennemis, Daniel Cohen
Le Covid-19 est un virus « mineur » (ce qui n’enlève rien à sa létalité et sa propension à circuler dans une population donnée), toutes proportions gardées, comparé à une autre forme de viralité potentiellement bien plus dévastatrice : ce que nous faisons de notre capital-temps, ce que nous produisons, distribuons, échangeons, consommons.
Tous nos actes additionnés déterminent avec certitude, et de façon de plus en plus aiguë, notre futur collectif ainsi que sa finitude.
Notre « économie intérieure » s’extériorise et impacte nos réseaux d’interdépendances et, plus en profondeur encore, comme il n’est plus possible de le nier, notre environnement-monde.
« Une logique d’interdépendance est aussi une logique de vulnérabilité collective, c’est-à-dire que, de plus en plus, des accidents qui avant auraient eu tendance à se localiser sur une partie du système, maintenant peuvent affecter le système dans son entièreté. »
Pierre-André Chiappori, économiste et conférencier.
Faut-il pour autant revenir aux lignes Maginot ?
Le confinement et l’horizon-temps de l’angoisse et de l’incertitude.
Comme je l’avais écrit dans un précédent article (consultable ici sur Linkedin), le modèle VUCA est une grille de lecture de la complexité permettant (en théorie) des prises de décision stratégique. Je souligne « en théorie » car la carte n’est jamais le territoire.
Un des quatre paramètres de l’acronyme VUCA est le « U » pour l’incertitude (en anglais : Uncertainty) : c’est-à-dire ce « lieu » indéterminé et mouvant où l’on ne peut se représenter le réel.
Nous traversons actuellement une période de grande incertitude car nous pensions (à tort ?) que notre système d’interactions communes fondé principalement sur la participation démocratique et l’ouverture-conquête au/du marché-Monde, ne pouvait fondamentalement pas être remis en question.
Lorsque l’on pense être le centre de toute chose, et que l’on impose son rayonnement aux autres parties d’un système vivant, c’est que quelque part nous nous sommes égarés.
La crise sanitaire du Coronavirus et le confinement imposé, redessinent certaines frontières imprécises et réinventent de nouvelles limitations incertaines. L’incertitude produite génère alors de l’angoisse car l’angoisse est sans fond.
L’angoisse peut dès lors, effectivement, nous faire perdre pied. Contrairement à la peur, ou au stress, l’angoisse n’a pas d’objet identifié sur lequel avoir une prise : on ne peut pas la gérer ou la manager, mais il est cependant possible de la traverser.
Traverser, comme l’on endure une épreuve, non dans les modalités de la combativité, ou de la fuite en avant, mais bien dans l’accueil et la patience.
Reprendre le temps de vivre ce qui se présente à nous et, à défaut de comprendre tout ce qui se passe à l’extérieur, être en mesure de comprendre -le plus justement possible- ce qui se passe en nous-mêmes.
Le philosophe Martin Heidegger proposait d’envisager l’angoisse, non pas comme un sentiment psychologique intérieur, mais bien plutôt comme une expérience existentielle d’intonation : « s’intoner à », c’est-à-dire « accepter de. »
« Devant quoi le cœur me serre-t-il ? » *
Il faut pour cela, être ouvert et disposé, mais aussi être en capacité de retrouver son temps propre, afin de ne pas passer à côté de l’expérience et ne pas basculer dans la peur irrationnelle et groupale ou la « moutonnerie ».
Ceci est l’enjeu majeur, au niveau de l’individu, qui pèsera sans nul doute sur les enjeux collectif, politique et représentatif à venir.
Références
- Paul Virilio, Penser la vitesse, film-documentaire de Stéphane Paoli, Arte Editions, 2008
- Tout s’accélère, film-documentaire de Gilles Vernet, LaClairière Production, 2016
- Accélération, une critique sociale du temps. Hartmut Rosa, Editions La découverte, 2011
- L’impasse : Etude sur les contradictions fondamentales du capitalisme moderne et les voies pour les dépasser, Renaud Vignes, Editions CitizenLab, 2019
- La mondialisation et ses ennemis, Daniel Cohen, Editions Grasset, 2004
Excellent article dont je partage les idées, merci Norbert.
Merci Angélique ! C’est toujours très encourageant d’avoir vos retours.
A très bientôt.
Ce virus nous a plongés dans la sidération mais au lieu d’instaurer une espèce de quarantaine pour l’économie aussi et de reprendre là où on s’était arrêtés, nos politiques n’ont malheureusement qu’une idée en tête, rattraper le temps perdu, quelle folie !
Rattraper le temps perdu … ; )